Le biais d’action, une tendance à corriger d’urgence

Le poker, les gardiens de but et les enfants malades

Temps de lecture estimé : 5 minutes

Chère lectrice, cher lecteur,

Je ne sais pas si vous aimez le poker, mais moi j’adore.

Pourtant, je n’ai pas souvent l’occasion d’y jouer : mes amis ne sont pas de grands amateurs…

Autant vous dire que quand j’arrive à réunir assez de joueurs, je suis ravi.

Et bien souvent, je me rends compte qu’un phénomène bizarre s’empare de moi.

Je refuse de me coucher plusieurs fois de suite

Si vous avez déjà joué au poker, vous savez de quoi je parle.

Quand on vous distribue une nouvelle main, il arrive qu’elle soit très mauvaise.

On peut se coucher, ou on peut bluffer, en faisant croire qu’on a une belle main.

Mais quand on n’a rien de rien, même pas une petite main… mieux vaut se coucher.

Mieux vaut bluffer quand on a une combinaison valable, bien qu’on ne sache pas si l’autre a mieux ou non.

En ce qui me concerne en tous cas, c’est comme ça que je fonctionne. Je n’ai pas peur de me coucher.

Sauf quand je reçois à la suite plusieurs mauvaises mains

Pourtant, à chaque fois, le scénario est le même : je n’ai rien, je devrais me coucher.

Mais puisque je me suis déjà couché le tour d’avant, me coucher à nouveau semble soudain illégitime.

Si je me suis déjà couché 2 fois avant (il arrive qu’on reçoive, 3, 4, 5 mauvaises mains à la suite…), c’est carrément insupportable.

Il faut que je joue, que je tente quelque chose… Parce que faire quelque chose me semble indispensable.

Faire quelque chose me semble beaucoup mieux que ne rien faire, alors que j’ai toutes les chances de perdre de l’argent si je ne me couche pas.

Je m’en suis rendu compte une paire de fois, et conscient que ça n’avait aucun sens, j’ai voulu voir d’où ça venait.

On appelle ça le biais d’action, et ça pourrit la vie des gardiens de but

Le biais d’action, c’est quand vous décidez d’agir plutôt que de ne pas agir, même si c’est inutile, voire contre-productif.

Au poker, cela revient à bluffer au lieu de se coucher, alors qu’on n’a rien dans sa main.

Mais ce biais, on le retrouve absolument partout.

Prenez les penaltys, au football. Dans 94% des cas, le gardien plonge d’un côté ou de l’autre.

Pourtant, statistiquement, la meilleure option pour lui serait de ne pas plonger.

Ça vous semble improbable ? Laissez-moi vous expliquer.

Le tireur tire environ 1 fois sur 3 au milieu. Or, c’est au milieu que le gardien a le plus de chances d’arrêter un tir.

Car même quand il plonge du bon côté, ses chances d’arrêter le tir sont évaluées à moins de 30%… Tandis qu’elles grimpent à 60% quand il reste au milieu.

En résumé, un gardien a environ 11 à 14% de chances d’arrêter un tir s’il plonge, contre environ 20% s’il reste statique. Pourtant, il ne reste au milieu que dans 6% des cas.

Pourquoi ?

Pour la même raison que je refuse de me coucher quand on me sert 3 mains pourries de suite au poker.

Parce que je refuse d’être passif, à la fois par rapport aux autres, mais aussi par rapport à moi-même.

Parce que tout le « bruit » psychologique à l’instant T me fait oublier les règles générales et les grands nombres. Parce que les impératifs du présent supplantent la statistique

C’est ça, le biais d’action : on se sent obligé d’agir.

Mais ça n’est pas seulement un biais cognitif amusant, qui nous rappelle à quel point nous sommes limités et irrationnels…

Je suis navré de plomber l’ambiance, mais je préfère vous le dire : ça peut avoir des conséquences dramatiques.

Le biais d’action tue des gens tous les jours

Dans son excellent livre Antifragile, Nassim Taleb relate une expérience intéressante.

Sur une cohorte de 389 enfants qu’on envoie chez un premier groupe de médecins, pour 174 d’entre eux les médecins recommandent une ablation des amygdales, opération plutôt courante – mais pas anodine.

Ensuite, les 215 enfants pour qui le premier groupe de médecins a conclu qu’il ne fallait pas d’opération sont envoyés vers un second groupe de médecins… qui ne sont pas au courant que ces enfants ont déjà vu d’autres médecins.

Et pourtant, pour 99 d’entre eux, le second groupe de médecins décide qu’il faut une opération des amygdales.

Les 116 restants sont orientés vers un troisième groupe de médecins, et là même chose : on recommande une opération pour 52 d’entre eux.

L’expérience s’est arrêtée là, mais imaginez qu’on l’ait continuée indéfiniment : il y a fort à parier qu’au bout du compte, TOUS les enfants aient reçu le conseil de se faire retirer les amygdales.

Rien qu’en 3 occurrences, on passe de 44% d’enfants « qu’il faut opérer » à 84% (sur le total de 389 enfants)

Or, comme je disais plus haut, l’ablation des amygdales n’est pas une opération anodine : 1 enfant sur 15 000 décède lors de l’opération. Ce n’est donc pas un diagnostic à poser au hasard…

Alors comment expliquer qu’au 3ème round, 52 enfants reçoivent un diagnostic qu’ils n’avaient pas reçu lors des 2 visites précédentes ?

Et comment expliquer qu’à chaque round, on retrouve la même proportion d’enfants à qui l’on recommande de se faire opérer ?

44% après la première visite, 46% après la deuxième et 45% après la troisième : peu importe qu’il y ait eu des visites auparavant, on retrouve assez strictement la même proportion de diagnostics en faveur de l’opération.

Un peu comme si les médecins avaient d’abord pensé au résultat qu’ils voulaient obtenir (presque 1 enfant sur 2 à opérer), avant d’ausculter les enfants.

Comme pour faire coller la réalité à leur fantasme.

Mais POURQUOI je vous raconte ça ?

Vous allez me dire, « Marc c’est bien gentil le poker, le foot et les gosses… mais moi, je me suis inscrit pour qu’on m’apprenne à investir ».

J’y viens, justement.

Vous vous doutez bien que si le biais d’action influe même sur ce qu’il y a de plus sacré, la santé de nos enfants… il doit jouer un rôle sur des considérations nettement plus matérialistes, comme nos choix financiers.

Bingo.

En 2000, les chercheurs Barber et Odean ont publié une étude dans la Review of Financial Studies à ce propos.

Pour commencer, ils ont analysé les comptes de trading de plus de 35 000 traders, en rangeant dans plusieurs catégories selon le nombre de transactions effectuées.

Le groupe qui passait le moins de transactions réalisait une performance moyenne de +18% à l’année, tandis que celui qui passait le plus de transactions ne faisait que +11%.

De manière générale, ces chercheurs sont arrivés plusieurs fois à la corrélation suivante : plus il y a de transactions, moins les résultats sont bons.

Le même phénomène s’est observé lors du passage du trading par téléphone au trading par ordinateur. D’un coup, les transactions étaient beaucoup plus faciles et rapides à passer… ce qui aurait dû augmenter l’efficacité des traders.

Or c’est l’inverse qui s’est produit.

Partout dans le monde, les performances des traders se sont dégradées, simplement parce qu’ils passaient plus de transactions. Ils pouvaient davantage agir, donc ils ont davantage subi le biais d’action.

Auparavant, la « barrière » du téléphone (voire du fax !) les conduisait à n’effectuer que les transactions qui leurs semblaient les plus solides… ce qui, au bout du compte, était un mal pour un bien.

Enfin, le biais d’action semble aussi expliquer (en partie) pourquoi les investisseurs particuliers masculins ont de moins bons résultats que leurs homologues féminins.

La rotation annuelle de leur portefeuille (c’est-à-dire la proportion de leur argent en bourse qui change au moins une fois de place dans l’année) s’élève à plus de 80%, contre à peine 60% chez les femmes.

Moralité : dans beaucoup de cas, la meilleure chose à faire, c’est de ne rien faire.

Ou plus précisément, n’investissez que quand vous y croyez, ne vous dispersez pas, essayez de limiter l’impact de vos émotions dans vos décisions.

Investissez dans peu de valeurs, mais investissez bien.

Amicalement,

Marc Schneider

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Marjo BOULIANNE
Marjo BOULIANNE
3 années il y a

Toujours des plus intéressantes, vos infolettres…chaque fois c’
est une petite leçon de vie inspirante…Mille mercis🥀

Gérard Courrèges
Gérard Courrèges
3 années il y a

Merci pour vos commentaires du jour, fort logiques, qui sont véritablement « cousus de fil blanc » cher Monsieur « Schneider », mais qui ne s’appliquent qu’à la loi des grands nombres et sûrement pas à chaque cas individuel car l’enfant particulier sera amydalectomisé à 100% ou pas, à100% bien sûr et donc vous avez raison mais malheureusement vous n’avez que raison !
A bon entendeur, salut.
Cdt,. G.C.