La Russie va-t-elle s’effondrer ?

Impact des sanctions économiques et financières sur l’économie russe (et le reste du monde)

Temps de lecture estimé : 6 minutes

Chère lectrice, cher lecteur,

Notre ministre de l’économie et des finances Bruno Le Maire est encore passé pour un pitre.

Mardi dernier sur France Info, le ministre a déclaré que la France et l’UE allaient livrer « une guerre économique et financière totale à la Russie », avec pour objectif de « provoquer l’effondrement de l’économie russe ».

Dans la foulée, l’ancien président russe (et homme de paille de Poutine) Dmitri Medvedev a intimé à notre ministre de « faire attention à son discours » car « dans l’histoire de l’humanité, beaucoup de guerres économiques se sont transformées en guerres réelles ».

Et devinez quoi : notre ministre s’est excusé. « Le terme de guerre était inapproprié […] nous ne sommes pas en conflit avec le peuple russe ». Bon.

Comprenez-moi bien : je ne suis ni « pour » ni « contre » les sanctions, ça n’est pas mon rôle.

Je suis là pour dissiper l’hypocrisie, et c’est là que le bât blesse : montrer exagérément les muscles, souhaiter « l’effondrement » de l’économie russe… puis rétropédaler parce qu’on se fait reprendre par l’homme lige de Poutine, ce n’est pas sérieux.

Les Chinois ont une expression pour décrire une chose ou une personne d’apparence menaçante, mais qui ne vous fera pas de mal : ils parlent d’un « tigre de papier ». Et c’est exactement ce qui m’est venu à l’esprit en écoutant Bruno Le Maire…

Mais passons. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de voir si comme le dit notre ministre, les sanctions contre la Russie vont réellement la faire « s’effondrer »… et quelles en seront les conséquences pour nous.

De quelles sanctions parle-t-on ?

Dans tous les médias, on évoque les sanctions économiques contre la Russie, mais il est parfois difficile de s’y retrouver.

Voici les points principaux :

  • Fermeture des espaces aériens : les avions russes ne peuvent plus survoler la plupart des pays européens, les US et quelques autres alliés de l’Occident.
  • Blocage/gel des avoirs en devises à l’étranger de la Banque Centrale Russe
  • Arrêt des transactions financières avec la Banque Centrale Russe
  • Interdiction des échanges commerciaux dans certains secteurs stratégiques (le complexe militaro-industriel et la tech)
  • Rupture de partenariats commerciaux et d’importations diverses venant de Russie
  • Exclusion partielle des banques russes du système SWIFT, l’outil-clé des transactions financières internationales
  • Blocage des fonds et actifs détenus à l’étranger par les oligarques russes, plusieurs ministres et Vladimir Poutine lui-même
  • Suspension du gazoduc Nord Stream 2 entre Russie et Europe, tout juste achevé

Avec de telles mesures, l’objectif de faire « s’effondrer » l’économie russe est à portée de main : on prive la Russie de son argent stocké chez nous, on l’empêche de soutenir le taux de change de sa monnaie, on coupe ses revenus en arrêtant de commercer avec elle, on limite drastiquement ses transports internationaux, on bloque ses importations stratégiques… plus, bien sûr, des mesures ciblées contre les personnalités russes les plus influentes (oligarques, officiels du gouvernement et Vladimir Poutine lui-même).

Alors bien sûr, la guerre économique n’est pas la guerre physique. Si je vous écris cette lettre, c’est que je ne suis pas encore à l’arrière d’un camion en direction du Donbass…

Mais il faut pourtant poser un jalon clair : nous ne sommes plus dans le domaine de la sanction.

Nous ne voulons pas « embêter » les Russes, ni simplement « renforcer le coût de la guerre ». Ces mesures sont là pour couler la Russie.

Pourtant, cette rhétorique pleine d’euphémismes est pratique pour justifier les mesures auprès des citoyens qui ne veulent pas d’un conflit réel avec la Russie. Les sanctions économiques, ça ne se voit pas immédiatement, ça ne fait pas d’images choc au 20 heures…

Mais il est illusoire de penser que ça n’est pas déjà notre guerre.

D’une main nous armons l’Ukraine, de l’autre nous coupons les vivres à la Russie… Et on continue de parler du conflit « russo-ukrainien » en faisant mine d’être moins impliqués que nous le sommes en vérité.

Réjouissons-nous que nos soldats ne soient pas en train de se faire tuer ni nos maisons bombarder – mais ne détournons pas les yeux : qu’on trouve ça légitime ou pas, à défaut de guerre totale nous sommes tout du moins dans un conflit ouvert avec la Russie.

La Russie va-t-elle s’effondrer ?

Si je vous dis tout ça, c’est pour vous expliquer que les mesures prises contre la Russie risquent de lui faire très, très mal.

On a beaucoup parlé de l’exclusion des banques russes du système SWIFT, ce qui effectivement les isoles vis-à-vis du reste du monde… mais ça n’est pourtant pas la pire des sanctions.

Les Russes avaient déjà mis sur pied (mais pas terminé) un système alternatif à SWIFT, et pourront sans doute compter sur le soutien d’autres pays comme la Chine pour développer de nouveaux systèmes pour soutenir les échanges financiers internationaux.

D’ailleurs, on a beaucoup parlé de cette mesure, et si elle a été votée, 2 précisions : pour l’heure, elle concerne seulement 60 à 70% des banques russes, et elle ne sera effective qu’à partir du 12 mars.

La mesure qui vise à casser l’économie Russe, c’est l’isolement et le gel des avoirs étrangers de la Banque Centrale Russe

…car la Russie détient 630 milliards de dollars en réserves de change, qui devaient lui permettre de supporter les sanctions internationales – mais si plus personne en face ne reconnaît la valeur de ces dollars, alors la confiance est définitivement rompue.

Le système mondial fonctionnait selon l’idée que le dollar était une monnaie fongible, sérieuse et utilisable, ce qui expliquait que 55% des réserves monétaires mondiales soient libellées en dollars (20% pour l’euro, 10% pour le yen et la livre sterling).

Puisque les États-Unis, le Royaume-Uni et l’UE bannissent les échanges avec la Banque Centrale Russe, ce matelas de 630 milliards devient pratiquement inutilisable.

En passant, voilà qui explique pourquoi depuis plusieurs années, la Russie s’est intéressée à des façons de sortir de la servitude vis-à-vis du dollar, et tout l’intérêt des cryptomonnaies se trouve (aussi) ici.

Dans le même temps, le rouble dévisse et perd plus de 30%, la BCR (Banque Centrale Russe) n’arrive pas à maintenir le taux de change, les Russes ne peuvent pratiquement plus acheter de devises étrangères (d’où l’engouement soudain pour le Bitcoin)…

La Bourse russe s’est effondrée, les principaux ETF indexés sur les entreprises russes ont perdu plus de 70% – et ça ne s’arrêtera sans doute pas. La BCR remonte ses taux directeurs à 20%, ce qui est énorme et indique un niveau d’incertitude stratosphérique pour l’avenir (sans blague…).

En résumé : d’un point de vue économique, la Russie est en train de couler très, très profond, et mettra un temps certain à s’en remettre.

Et nous ?

La Russie est un adversaire déroutant : c’est un nain économique, avec un PIB comparable à celui de l’Espagne (2x inférieur à celui de la France) malgré ses 145M d’habitants et sa superficie… mais un géant militaire.

En ce qui me concerne, je vais me concentrer sur les aspects économiques.

Vous le savez probablement, mais la Russie est d’abord une économie de rente, qui dépend de ses exportations de matières premières, et notamment :

  • Le gaz naturel
  • Le pétrole
  • Le blé
  • Le nickel
  • L’aluminium

Aussi, le prix de ces matières premières a déjà commencé à grimper… mais ce qui est embêtant, c’est que s’agissant justement de matières premières, l’envolée de leur prix va faire monter les prix en général : c’est un facteur aggravant pour l’inflation, qui était déjà à un niveau élevé en Europe après 2 ans de pandémie.

Conséquence directe : le pouvoir d’achat des Européens risque de prendre une claque. Et à moyen terme, une spirale inflationniste nous guette, mettant en péril la stabilité de nos économies et la valeur de l’euro.

Il y a aussi, bien sûr, la dépendance européenne au gaz russe – et si vous résidez en France, nous ne sommes pas les plus mal lotis – qui doit être ajustée. Le problème, c’est que la plupart des alternatives, comme le gaz naturel américain, sont nettement plus coûteuses ne serait-ce que par la nature des modes de transport pour l’acheminer jusqu’en Europe.

En résumé : cette guerre économique ne profite à personne – mais vous le saviez déjà. Vous voyez juste un peu plus clairement les mécanismes à l’œuvre.

Où est-ce que tout ceci va s’arrêter ?

Dur à dire, mais une chose est sûre : la Russie va devoir faire des compromis pour retrouver des partenaires commerciaux capables de lui sortir la tête de l’eau.

Bien entendu, tout le monde pense à la Chine, avec qui les relations « n’ont jamais été aussi bonnes », comme l’ont souligné Poutine et Xi Jinping à l’issue de leur rencontre début février.

Pour autant, la Chine conserve une apparence de neutralité dans ce conflit – elle s’est même abstenue de voter pour ou contre la condamnation de l’assaut russe en Ukraine à l’ONU.

Il faut dire que les Chinois ont le temps avec eux : l’hystérie se trouve du côté des Russes et des Occidentaux, même la Suisse est sortie de sa neutralité, faisant disparaître en un instant une réputation construite sur plusieurs siècles.

Dans ce contexte, le géant communiste peut rester à distance en préparant le coup d’après, lui qui ne s’est pas mouillé… et c’est peut-être ce qui devrait nous inquiéter, car la Chine va probablement récupérer le pétrole russe à prix cassé, donner de l’air à Moscou en intensifiant ses échanges avec la Russie…

La faiblesse actuelle du géant russe est l’occasion pour les Chinois de faire bloc avec lui, mais à ses conditions et de former un réel contrepoids face à l’Occident.

D’ailleurs, la neutralité et l’attentisme chinois sont très probablement corrélés à un message que j’ai reçu sur un des canaux Telegram d’intelligence stratégique qu’il m’arrive de suivre :

En fait, de nombreux éléments concordent : il se passe quelque chose dans le détroit de Taïwan… Je vous en reparle dès demain.

Amicalement,

Marc Schneider

La Lettre Argo Éditions

Inscrivez-vous et recevez en cadeau le dossier « Acheter ma première action »

Recevez ma lettre gratuite

Politique de confidentialité
4.8 12 votes
Évaluation de l'article
S’abonner
Notification pour
guest

4 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
lionel2
lionel2
2 années il y a

Bonjour,
à la fin du § « et nous ? » vous écrivez « En résumé : cette guerre économique ne profite à personne – mais … »
En êtes vous certain ? Personnellement je pense que les USA ont tout à y gagner. L’Économie US ne va pas si bien que ça, inflation, chômage et perte progressive de leur hégémonie commerciale, quoi de mieux qu’une « bonne guerre » pour relancer la machine et redorer leur blason suite à leur fuite devant les talibans ?
Les USA ne sont pas des « amis » de l’UE, l’€ les dérange, ils savent très bien qu’un conflit armé obligerait les pays de l’Otan à s’endetter jusqu’au cou sinon plus, ruinant ainsi leurs Économies et là, bien sur, les États Unis viendraient à notre secours avec un nouveau plan Marshal => la 1ère chose qu’ils ont proposée n’était pas d’assurer la Russie que l’Ukraine n’entrerait pas dans l’Otan (ce qui aurait pu calmer Poutine) mais de fournir l’UE en gaz et en pétrole ! Bientôt viendront soit les matières premières soit les produits finis et les américains pourront ajouter 28…30… étoiles à leur bannière.
L’UE en vrac, la Russie exsangue et l’Afrique noyée dans ses guerres internes il ne leur restera plus qu’à s’occuper de la Chine.
En attendant, les dirigeants éclairés du Vieux Continent préparent leurs populations à l’inflation générale et toutes sortes de misères et envoient armes et munitions à l’Ukraine pour que cette guerre dure le plus longtemps possible.
Ah, j’oubliais; il faut accueillir les Ukrainiens (c’est normal) combien de leurs deuxièmes ou troisièmes résidences nos Dirigeants ont-ils ouvertes ?

Alain MArti
Alain MArti
2 années il y a

Excellente analyse ! Je me réjouis de lire la suite. Mais je crois que le véritable ennemi de l’Europe, ce sont les Etats Unis. C’est leur attitude hostile à la Russie après la chute de l’Union Soviétique qui a provoqué la situation actuelle. Cela n’empêche pas que les moyens mis en oeuvre par Poutine sont révoltants.

Noel Rousset
Noel Rousset
2 années il y a

… » le parachutage à proximité de Taiwan évoqué plus tôt « …pourrait-on en savoir un peu plus ? Salutations, merci anticipé.
N.Rousset.

DEVRED
DEVRED
2 années il y a

Excellente réflexion