Chère lectrice, cher lecteur,
Mes lecteurs réguliers savent que le “Roi des obligations” est le surnom de la légende de l’investissement Bill Gross.
Il est surtout connu pour avoir fondé la société de gestion d’actifs PIMCO en 1971. Et il a également dirigé le Total Return Fund, qui a été le plus grand fonds obligataire au monde (avec des actifs sous gestion de 293 milliards de dollars en 2013).
Mais lorsque le “Roi des Obligations” se regarde dans le miroir, il ne peut s’empêcher de voir “Miss Chance” par-dessus son épaule.
Gross est conscient qu’il n’aurait pas connu un tel succès sans un facteur extérieur clé :
La chance.
Et il pense qu’il en va de même pour de nombreux géants de l’investissement mythologiques d’aujourd’hui… Il a abordé ce point dans un article de 2013 intitulé “Un homme dans le miroir” :
“Il n’y a pas de “Roi des Obligations”, ou de “Roi des Actions” qui puisse prétendre à un trône. Nous tous, même les anciens comme moi, Warren Buffett, George Soros, ou Dan Fuss, nous nous sommes fait les dents pendant une période qui est peut-être la plus avantageuse, la plus attrayante, qu’un investisseur puisse connaître.
Depuis le début des années 1970, lorsque le dollar a été libéré de l’or et que le crédit s’est répandu partout, un investisseur qui a pris un risque marginal, qui s’est servi judicieusement de l’effet de levier et qui a été commodément protégé des épisodes périodiques de désendettement, ou de retrait d’actifs, a pu être récompensé par la couronne du “succès”.
Mais c’est peut-être l’époque qui a fait l’homme et non l’homme qui a fait l’époque… Et des époques différentes produisent des rendements différents…”
Beaucoup d’investisseurs d’aujourd’hui ne réalisent pas l’importance de ces “époques différentes”…
En bref, de nombreuses personnes semblent penser que les 40 prochaines années ressembleront aux 40 dernières. Ils ne comprennent pas à quel point les marchés ont été exceptionnellement faciles à gérer depuis 1980 environ.
Je ne dis pas que ces investisseurs sont stupides…
Il est logique qu’ils pensent ainsi.
Beaucoup d’investisseurs se sont bien comportés pendant cette période. Ils ont tous épargné. Ils ont tous investi dans des actions et des obligations.
Chaque fois que le marché a chuté, ils ont continué à acheter. Les actions se sont toujours redressées et ont atteint de nouveaux sommets. Par conséquent, nombre d’entre eux ont gagné beaucoup d’argent.
Le problème est que ces investisseurs ne connaissent qu’une seule façon d’appréhender les marchés.
Et je ne voudrais pas passer pour un vieux briscard, mais leur problème est surtout qu’ils sont trop jeunes…
Selon les données du Bureau of Labor Statistics des États-Unis, l’âge médian dans le secteur de la gestion des investissements est de 44 ans. Elles indiquent également que moins de 8 % des professionnels de la finance sont âgés de 65 ans ou plus.
Je suis donc en mesure d’affirmer que la plupart des investisseurs actuels n’étaient pas présents sur les marchés financiers dans les années 1920 ou, s’ils l’étaient, qu’ils n’étaient pas assez âgés pour les comprendre.
Par conséquent, ils n’ont aucune expérience d’un autre type de marché.
La plupart de ces investisseurs n’ont peut-être aucune idée de la chance qu’ils ont eu…
En effet, la période allant de 1980 à 2022 a été le meilleur moment du siècle dernier pour être présent sur le marché boursier.
Le fondateur d’Artemis Capital Management, Chris Cole, a abordé cette idée dans son article de 2020 intitulé “L’allégorie de l’épervier et du serpent” :
“Les quarante dernières années ont été l’une des périodes de croissance des prix des actifs les plus importantes jamais observées. Et 91 % de l’appréciation du prix d’un portefeuille “classique” (avec 60 % actions et 40 % obligations) ont été réalisés au cours de 22 années seulement, entre 1984 et 2007.
94 % des rendements des actions nationales, 76 % des bénéfices des obligations et 72 % des performances des valeurs immobilières des 90 dernières années proviennent également de cette période…
Toute stratégie qui a surpondéré les actions et les obligations a obtenu des résultats spectaculaires au cours de cette période unique de l’histoire financière.”
Cole partage ici des chiffres qui prouvent que Gross avait raison. La période qui a débuté aux alentours de 1980 a été la plus favorable aux investisseurs depuis les années 1920.
Bien sûr, Gross n’est pas la seule légende de l’investissement à voir le marché à des “époques différentes”…
Howard Marks, coprésident d’Oaktree Capital Management, est un autre grand investisseur obligataire de notre époque. Comme Gross, son patrimoine dépasse les deux milliards de dollars.
Marks investit dans les obligations depuis 1978. Il a cofondé Oaktree en 1995. Les notes qu’il rédige fréquemment à l’intention des investisseurs sont parmi les plus intéressantes de toute la finance…
En mai, Marks a adressé à ses investisseurs un mémo intitulé “Further Thoughts on Sea Change” (réflexions supplémentaires sur un changement de cap). Il y fait écho à Gross sur ce qui s’est passé au cours de l’époque qui a débuté en 1980…
Selon Marks, l’événement le plus important de ces dernières décennies dans le domaine de la finance a été “la baisse de 2’000 points de base des taux d’intérêt entre 1980 et 2020”.
Et comme il l’a noté :
Cette baisse des taux d’intérêt est probablement à l’origine de la majeure partie des bénéfices réalisés par les investisseurs au cours de cette période.
Marks est allé plus loin que Gross. Il a fait allusion à ce qui pourrait compromettre (voire mettre fin) à cette période qu’ils ont eu la chance d’exploiter…
Pour expliquer cela, il a souligné les types d’erreurs et de déséquilibres qui se produisent dans les périodes où les taux d’intérêt sont en baisse et trop bas, et où les gains en capital sont faciles à réaliser :
“Il est important de noter que les taux d’intérêt bas faussent le comportement des acteurs de l’économie et du marché.
Ils entraînent la construction de choses qui n’auraient pas été construites autrement, la réalisation d’investissements qui n’auraient pas été faits autrement et la prise de risques qui n’auraient pas été acceptés autrement.
Il ne fait aucun doute que cela est vrai en général et je suis convaincu que cela décrit avec précision la période que nous avons vécu.”
Marks a ensuite énuméré les résultats probables du “changement radical” qui pourrait arriver si les taux d’intérêt plus élevés (comme on les voit aujourd’hui) deviennent la règle dans les années à venir :
- croissance économique plus lente
- érosion des marges bénéficiaires
- augmentation des taux de défaillance des entreprises
- mauvaise appréciation des actifs
- coût des emprunts orientés à la hausse
- psychologie des investisseurs pas aussi uniformément positive
- entreprises qui n’ont plus la même facilité à obtenir des financements
Marks a qualifié tout cela de “retour à la normalité”.
Ce retour à la normalité pourrait s’accompagner d’un intérêt de plus en plus fort des investisseurs vis-à-vis de certains marchés en hypercroissance, comme celui des cryptomonnaies.
Gross et Marks ont compris la chance qu’ils ont eue, mais ce n’est pas le cas de la plupart des gens…
La conséquence de tout cela est que la plupart des investisseurs pensent probablement qu’ils ont beaucoup plus de compétences qu’ils n’en ont en réalité.
Ils ont commis l’erreur classique de confondre leur cerveau avec un marché haussier de quatre décennies qui a été alimenté par une baisse épique des taux d’intérêt.
La plupart des investisseurs n’ont probablement aucune idée du fait que la période d’investissement qui a suivi 1980 a été très inhabituelle par rapport à d’autres époques au cours des 90, ou 100 dernières années.
Ils ne réalisent pas à quel point il était anormal, d’un point de vue historique, de pouvoir acheter chaque baisse en toute confiance et de gagner de l’argent ensuite.
Dans son article, Cole souligne qu’il a rarement été aussi facile de faire des plus-values sur les marchés boursiers :
“Le mantra “acheter en cas de faiblesse” n’aurait pas fonctionné pendant la majeure partie des 90 dernières années. Par exemple, si vous aviez acheté en fonction des baisses du marché entre 1929 et 1970, vous auriez fait faillite trois fois.
Nous oublions souvent que les quarante dernières années ont été une période extraordinaire pour l’allocation du capital et que si vous vous contentiez de maintenir le risque et d’appliquer l’effet de levier à la croissance, vous vous en sortiez exceptionnellement bien.
L’histoire a rarement été aussi clémente avec les investisseurs.”
En d’autres termes, ce que tout le monde a fait au cours des 40 dernières années était vraiment facile et n’aurait pas fonctionné pendant la majeure partie des 90 dernières années.
Donc, à moins que cela ne se poursuive, l’investissement va devenir plus difficile pour tout le monde.
Cette semaine, je ne peux m’empêcher de m’interroger…
L’époque la plus faste pour les investisseurs est-elle maintenant révolue ?
Sera-t-il beaucoup plus difficile de gagner de l’argent avec des actions et des obligations au cours des prochaines décennies ?
J’ai déjà écrit sur les “marchés latéraux” prolongés. C’est le cas lorsque les actions n’atteignent pas de nouveaux sommets pendant des décennies…
Le marché boursier japonais a chuté de 76 % par rapport à son sommet de 1989. Et 34 ans plus tard, il n’a toujours pas dépassé ce sommet.
L’indice Dow Jones Industrial Average a chuté de 89 % par rapport à son sommet de 1929. L’indice n’a dépassé ce niveau que 25 ans plus tard.
Le Nasdaq a chuté de 78 % lors de l’effondrement de la bulle Internet. Il n’a retrouvé son plus haut niveau de 2000 qu’en 2015.
Je pense que nous sommes sur le point de revivre une telle situation…
Le Nasdaq a atteint son pic le plus récent à la fin de l’année 2021. Quant au S&P 500 et au Dow Jones, ils ont tous deux atteint leur sommet dans les premiers jours de 2022.
Les marchés latéraux qui suivent les méga-bulles s’accompagnent toujours d’une chute massive – souvent de 50 % ou plus – des actions.
Je me demande combien d’investisseurs abandonneraient les actions s’ils se retrouvaient avec une baisse de 50 % ou plus, sans reprise, année après année, pendant 5, ou 10 ans.
Je suis conscient que je parle ici sur de longues périodes. Mais ces délais se raccourcissent considérablement lorsque les marchés atteignent un tournant décisif…
Et nous pourrions être à l’un de ces tournants aujourd’hui.
Alors si l’achat inconsidéré d’actions et d’obligations ne fonctionne plus, qu’est-ce qui fonctionnera ?
C’est une question essentielle.
Notre avenir en matière d’investissement dépend de la réponse. Je pourrais parler pendant des jours de ce que nous pouvons – et devons – faire en tant qu’investisseurs.
Investir demande du travail. Mais la bonne nouvelle, c’est que nous pouvons à nouveau le faire sérieusement, dans un environnement “normalisé”.
Alors pour finir, je me contenterai d’évoquer quelques-uns des points les plus importants à suivre :
- tout d’abord, vous devez vous habituer au fait qu’il sera plus difficile de gérer votre propre portefeuille
En effet, vous ne pouvez pas concentrer toute votre attention sur les actions et les obligations. Elles continueront à jouer un rôle (peut-être même un rôle important), mais vous devez savoir ce qui fonctionne bien ailleurs.
- ensuite, vous devez apprendre à détenir un groupe d’actifs réellement diversifié dans votre portefeuille
Certains actifs seront performants à certains moments. D’autres actifs seront performants à d’autres moments. Dans l’ensemble, si vous diversifiez correctement, vous préserverez et ferez fructifier votre patrimoine à long terme.
Il faut bien comprendre ce qu’est une véritable diversification…
Posséder un portefeuille d’actions variées ne revient à n’avoir qu’une seule classe d’actifs. Cela ne suffira pas au cours de la prochaine période d’investissement.
Il faut plutôt investir dans plusieurs classes d’actifs qui se comportent bien dans différents environnements. J’ai toujours recommandé la collection suivante comme portefeuille de base réellement diversifié :
- des liquidités
- des actions et des obligations
- de l’or
Et sur cette base, vous pouvez ajouter d’autres actifs qui sont décorrélés, comme des actifs tangibles, ou des cryptos décentralisées.
Bon investissement,
Dan Ferris
Eagle Point, Oregon